DEBUSSY Claude  (1862-1918)

      

Préludes pour piano, 1er livre    (1909-1910)

 

 

Les dates de décembre 1909 - février 1910 figurant sur les manuscrits de ces 12 Préludes du 1er livre indiquent plus le moment de leur élaboration finale que de leur composition. Certaines pièces sont datées de la même journée et lorsqu’on connaît la lenteur d’élaboration du compositeur, il y a lieu de croire que la plupart de ces Préludes étaient déjà composés à cette date. Il y a deux livres de préludes en comprenant 12 chacun. Pourquoi deux fois 12 ?  Pour utiliser le cadre traditionnel des 24 préludes (Bach, Chopin) écrits en progression chromatique dans toutes les tonalités majeures et mineures. Mais ce qui faisait le sens du Clavier bien tempéré de Bach n’a rien à voir ici. La richesse incroyable du nouveau langage harmonique de Debussy n’ont que faire de la progression tonale.

 

 Qu’est-ce qu’un prélude ?  A l’origine, c’est à dire aux XVIe – XVIIèmes siècles, il servait à précéder une pièce plus importante, à introduire une suite de danses dans un style libre et improvisé. Une centaine d’années après Le clavier bien tempéré de Bach composé de préludes et fugues (1722) , Chopin (que Debussy admirait tant) s’intéresse au prélude en lui-même, sans aucune volonté d’introduire quoi que ce soit, conservant certes un style d’improvisation mais en apportant une caractéristique des plus romantiques: la "capture" d’un instant psychologique. Debussy, à l’évidence, laisse de côté le prisme égocentrique du sentiment romantique pour ne garder que l’instant. Sa haine du développement (au sens beethovenien) et son attirance pour les univers dénués de personnages humains font du prélude une forme des plus adaptées à la description brève et instantanée d’éléments de la nature (Le vent dans la plaine, Ce qu’a vu le vent d’ouest), d’atmosphères exotiques (Danseuses de Delphes, Les collines d’Anacapri) voire de personnages excentriques ou surnaturels (La fille aux cheveux de lin, Minstrels). A noter que le titre de ces courtes pièces est toujours placé à la fin, pour laisser un doute sur l’évocation en ne la révélant qu’à la dernière note.

 

       Composés en pleine période de maturité, ces Préludes se situent entre les Estampes (1903) et les Etudes (1915). D’un point de vue pianistique, ils déploient une variété de techniques toutes au service de l’atmosphère à créer. Debussy accorde en outre une importance particulière au phénomène de résonnance du piano; celle-ci n’est plus une conséquence  organologique mais une fin en soi: on écoute les accords pour le son qui leur succède et le mélange subtil de leurs harmoniques.

 

Danseuses de Delphes (Lent et grave): Cette page fut inspirée par la reproduction d’une sculpture grecque représentant la danse rituelle de trois Bacchantes. Très tonale (sib majeur), bien installée dans ses trois temps, au motif chromatique légèrement déclamatoire. Les périodes "dansantes" alternent avec des mouvements souples et amples évoquant magnifiquement ces danseuses quelques peu hiératiques toutefois.

 

Voiles (Modéré):  C’est un véritable chef d’œuvre impressionniste. C’est un de ces préludes décrivant un objet humain enlacé, plongé et soumis aux éléments naturels. Ces voiles révèlent la forme d’un vent calme et doux qui, par essence, n’a pas de contours. Un motif de tierces descendantes parcourt la pièce alors qu’un si bémol grave tient lieu de basse résonnante .

 

Le vent dans la plaine (Animé): C’est l’évocation d’un vent rapide et furtif que rien n’arrête. Frémissant, chuchotant, il éclate parfois en bourrasques. Un mouvement rapide de secondes mineures qu’un petit thème habille en rend l’illusion.

 

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir (Modéré):  Tout est dit dans le titre, inspiré par un poème de Charles Baudelaire. Ce mélange enivrant d’odeurs et de sonorités est une fête des sens: comme si la résonance harmonique était leur transposition musicale directe.

 

Les collines d’Anacapri (Très modéré): Une des très rares pages d’inspiration italienne chez Debussy. "Un lacis de tarentelles enserre la baie de Naples, ses villas et ses grottes. Au milieu des danses endiablées s’élève, indolent, merveilleux, amoureux, un simple chant populaire, suggérant toute l’ardeur, la tendresse et l’audace d’un ragazzo napolitain" (Marguerite Long).

 

Des pas sur la neige (Triste et lent): Debussy associe à merveille une présence humaine passée dont le seul témoignage sont ces empruntes anonymes appelées à disparaître dans un paysage froid et désolé. Contrairement à la plupart des pièces inspirées par la nature, ce paysage hivernal est habillé par un sentiment : la tristesse, la solitude. Cette pièce est parcourue par une petite mélodie pesante et lancinante: "Ce rythme doit avoir la valeur sonore d’un fond de paysage triste et glaçé".

 

Ce qu’a vu le vent d’Ouest (Animé et tumultueux): Encore une évocation naturelle. Probablement inspiré par le conte d’Andersen "Le jardin du paradis" dans lequel le vent d’ouest raconte ce qu’il a vu. Si l’idée de la personnification du vent n’est pas de Debussy, l’évocation musicale rendue n’en est pas moins tout à fait fantastique. Bourrasques, arrêts brusques, vifs contrastes de nuances, violence... toutes ces images sont rendues par une virtuosité pianistique époustouflante.

 

La fille au cheveux de lin (Très calme et doucement expressif): On laisse la tristesse de la neige et la violence du vent d’Ouest pour cette page tendre et calme évoquant "cette sœur paisible de Mélisande, à laquelle la prédominance de la gamme pentaphone permet d’attribuer des origines celtiques" (Harry Halbreich). Ecrite dès 1882.

 

La sérénade interrompue (Modérément animé): Un pauvre joueur de guitare est sans cesse interrompu dans son aubade. "Mille incidents de la rue arrêtent la chanson d’amour de notre pitoyable Don Juan" (Alfred Cortot). D’inspiration espagnole évidente, on y trouve un certain figuralisme dans le rendu des cordes de guitare, des castagnettes.

 

La cathédrale engloutie (Profondément calme): Un véritable chef d’œuvre. Une légende raconte que l’on entend encore sonner les cloches de la cathédrale d’un village breton –Ys- englouti par les eaux. L’idée de passé, de résurgence d’un monde ancien et caché par les eaux est merveilleusement bien rendu. Au début, dans une brume doucement sonore, des quintes et quartes -étalées sur un large registre- plantent les jalons de ce décor médiéval. On entend alors quelques tintements à peine perceptibles des cloches. Puis, peu à peu en sortant de la brume, la monumentale cathédrale sort des eaux, le carillon sonne magistralement. Les eaux glauques et vertes recouvrent le monument qui s’enfonce en laissant entendre de lointains échos des cloches. C’est encore une association d’un objet humain et culturel pris dans les rennes d’une nature impersonnelle. Rares sont les pièces dont la résonance de l’instrument s’associe si bien avec la description.

 

La danse de Puck (Capricieux et léger): Puck est un petit lutin immortalisé par le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Pirouettes, bouffonneries, tourbillons, disparitions soudaines... tout laisse à penser qu’il s’agit du petit frère de Scarbo  - le nain espiègle du Gaspart de la nuit de Ravel, quasiment contemporain.

 

Minstrels (Modéré): Une pochade d’humour anglo-saxon inspirée par une troupe de clowns musicaux que Debussy vit en Angleterre lors d’un séjour en 1905. Sur cette pièce légère s’achève le premier cahier des Préludes.