Arnold SCHÖNBERG (1874-1951)

 

Verklärte Nacht (La nuit transfigurée) pour 2 violons, 2 altos, 2 violoncelles  Op.4 (1899)

 

           Cette œuvre maîtresse et incontournable de la première période de Schönberg fut aussi celle de son premier succès. Le jeune compositeur de 25 ans est encore hanté par Brahms, Wagner et Mahler, ses trois références essentielles. Il doit encore exorciser et s’essayer lui-même à écrire dans ce style romantique finissant avant de tourner radicalement la page de la musique tonale en devenant une dizaine d’années plus tard le chef de file de la musique atonale puis dodécaphonique et enfin sérielle. La Nuit transfigurée, écrite pour sextuor à cordes en trois semaines en septembre 1899 (parfois jouée dans une version plus étoffée pour orchestre à cordes écrite par Schönberg lui-même en 1917), explore tous les moyens de l’expressionnisme: chromatismes poussés, lyrisme des phrases, agitation et climax paroxystiques. Il s’agit d’un romantisme non plus tourné vers une passion claire et limpide (colère, joie) mais pulsionnelle et tourmentée, aux limites de l’introversion maladive. L’œuvre est écrite d’après un texte du même nom (publié en 1896) du poète allemand Richard Dehmel (1863-1920), connu pour son style violent au symbolisme parfois étrange, à son goût de l’exubérance des forces vitales et sexuelles. «D’après un texte» signifie que la musique a été inspirée par celui-ci, non comme «collage narratif» décrivant les étapes successives de l’action mais comme commentaire des sentiments exprimés. Ce n’est pas l’action qui est décrite mais l’état psychologique qui en découle. Les trente minutes de cette pièce en un seul mouvement se proposent de faire ressentir lors de passages contrastés, calmes, agités, mystérieux, interrogatifs, généreux, emportés, intimes, maladifs tous les paliers psychologiques que traversent les personnages du poème de Dehmel: un couple dont la femme annonce à son amoureux qu’elle attend un enfant d’un autre homme, laissant imaginer les sentiments mêlés de joie et de destruction de la personnalité liés à l’adultère. Ceci dit, Schönberg se garde bien de considérer cette œuvre comme n’ayant de valeur qu’en connaissance du poème: il lui donne une valeur intrinsèque, de musique pure sans la connotation littéraire toujours délicate à associer avec la musique, qui s’impose manifestement. Dans une lettre à Schönberg de décembre 1912, Richard Dehmel rend hommage au musicien: «J’ai entendu hier votre Nuit Transfigurée et je considérerais une absence de remerciements comme une terrible omission de ma part, pour ce merveilleux sextuor. J’ai d’abord essayé de suivre les étapes de mon texte dans votre composition, puis j’ai abandonné, envoûté par la musique». Ces six voix et registres de cordes forment une œuvre de chambre dense ou les contrepoints nourrissent abondamment une texture harmonique extrêmement riche. Cet emploi si expressif des cordes fait irrésistiblement penser au quintette à deux violoncelles de Schubert (1828) ou au mouvement lent de la cinquième symphonie de Mahler pourtant ultérieure (1902).