Nuits  pour 12 voix mixtes de Iannis Xenakis (1922-2001)   

 

Sur Xenakis:

 

* Xenakis est un compositeur d’origine grecque. Résistant communiste, il est blessé en 1945 et fuit la Grèce pour s’installer à Paris en 1947 où il obtient la nationalité française. Il cultive la composition, la musicologie, les mathématiques et l’architecture (il collabore avec l’architecte LeCorbusier). Il étudie la composition avec Olivier Messiaen (1908-1992). Xenakis n’a pas le parcours académique du compositeur bardé de diplômes et se place au delà des courants artistiques, sa personnalité musicale reste très indépendante et solitaire.

 

* Xenakis rejette très tôt la musique dodécaphonique: il estime qu’elle est trop contraignante et n’offre pas assez de possibilités créatrices.

 

* Il s’intéresse au rapport entre les mathématiques et la musique. Ses travaux sur les probabilités l’amènent à écrire de la musique «stochastique», c’est à dire issue de calculs mathématiques (Pithoprakta, 1956)

 

 

Sur Nuits:

 

* Cette œuvre est écrite en 1967-68 lors d’un séjour aux USA. Elle est dédiée aux prisonniers politiques grecs, dont les noms figurent en tête de partition. Ces prisonniers s’opposaient à la prise de pouvoir en Grèce par une junte militaire. Cette dédicace affirme un compositeur engagé, comme il l’était déjà pendant la 2e guerre mondiale. On peut relier cette œuvre et l’aspect politique par le fait que la voix (prépondérante ici) est le moyen d’expression humain le plus immédiat, la souffrance de ces prisonniers politiques peut alors être exprimée par la voix dans Nuits.

 

* Il n’y a que des voix a capella, c’est à dire sans instrument accompagnateur. Les 12 voix sont regroupées en 4 fois trois voix dans chaque pupitre: soprano, alto, ténor et basse.

 

* Il n’y a pas de texte: les sons chantés sont des voyelles et consonnes déterminées dont l’éxécution précise est donnée au début (U=Ou, H=ch allemand, etc...). Ne pas avoir de texte oblige l’auditeur à ne s’attacher qu’aux sons purs, indépendamment de toute littérature. Xenakis écrit au début de la partition: «Partout, absolument sans vibrato, voix plates, rudes, à gorge déployée».

 

* Cette œuvre s’articule en 12 sections de longueur inégale. Chacune de ces sections se caractérise par un mode jeu vocal et une écriture rythmique particulier. Ces sections s’enchaînent la plupart du temps selon la technique du tuilage ou du fondu-enchainé, c’est à dire que la fin de l’une s’entend en même temps que le début d’une autre.

 

* Cette œuvre cherche à expérimenter des possibilités inédites de la voix. Xenakis met en jeu à cette fin des techniques vocales particulières:

 

 

I - LES DIFFERENTS MODES DE JEUX VOCAUX

 

1 - Glissando continu:  Il s’agit pour le chanteur ou la chanteuse de passer par tous les micros intervalles entre deux notes écrites, dans un effet de sirène ascendante ou descendante. On observe cette technique dans les premières pages.

 

2 - Glissando bref: C’est un très rapide glissando jusqu’à une octave au dessus ou au dessous de la note. On en trouve mesure 135, par exemple, au soprano 3.

 

3 - Battements de fréquences: Lorsqu’on entend deux notes supposées identiques mais dont une est en réalité un tout petit peu au dessus ou au dessous de l’autre, se produit un phénomène de battement. On en trouve à la mesure 130.

 

4 - Quarts de tons:  Ils sont notés avec une barre supplémentaire ou en moins par rapport à un # normal. La première note de la soprano 1 au tout début est un ré ¾ de dièse, c’est à dire une note se situant entre ré# et mi.

 

5 - Sons sifflés: C’est un sifflement obtenu avec beaucoup d’air et résultant une hauteur indéterminée (notés avec une croix). On en trouve mesure 137.

 

 

6 - Nuages ataxiques:  La syllabe Tši est entendue de manière irrégulière et à une hauteur indéterminée entre do et sol. On en trouve à la mesure 180.

 

Ataxie: Incoordination des mouvements volontaires causée par une infection des centres nerveux

 

 

 

II – LES DIFFERENTES SECTIONS

 

 

1ère partie   (mesure 1, page 1 à 69, page 12)

a)       Elle se caractérise par l’utilisation du glissando continu (marqué par les grandes liaisons) et la nuance

        globalement fff

   b)  L’ambitus des voix est restreint et l’impression à l’oreille est celle d’un cluster permanent et mobile.

   c)  Les voix apparaissent par pupitres (toutes les sopranos sont ensemble, toutes les basses aussi, etc...). Ces  pupitres apparaissent progressivement les uns après les autres (pages 2,3), puis par tuilage, c’est à dire qu’un nouveau pupitre intervient alors que le premier n’a pas encore terminé. Leurs entrées sont de plus en plus serrées (pages 6, 7...), jusqu’à la fin de cette partie où tous les pupitres sont ensemble.

   d)  Le seul pôle stable dans cette partie correspond aux longues notes tenues aux ténors page 7. Ces trois ténors ont des notes très proches les unes des autres (do, do ¾ # et ré#)

      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2e partie  (mesure 70, page 12 à 89, page 17)

a)       Principe cher à Xenakis, que celui de la cassure rythmique. En effet, le rythme est désormais pulsé et régulier. On remarque aussi que ce rythme va en s’accélérant et en se différenciant entre les voix: si tout le monde fait des triolets au début, puis des croches (page 13), certaines voix vont se différencier rythmiquement les unes des autres: des quintolets aux altos 1 et des croches «normales» à l’alto 2, page 14

b)       Les syllabes, identiques partout au début (sur Di) deviennent progressivement différentes (Mi, Di, Li page 14)

c)       A partir de cette partie, toutes les voix chantent un ré (mesure 70) puis les sopranos montent par ¼ de ton jusqu’à la mesure 120 (fin de la 3e partie) alors que les basses descendent par ¼ de ton jusqu’au sol grave mesure 120. Il résulte de ce phénomène un éventail s’ouvrant progressivement.

 

 

3e partie(mesure 89, page 17 à 119, page 23)

 

a)       C’est la réapparition progressive des notes longues (alto 1, puis 2 et 3 page 17), toujours par la technique du tuilage. Ces notes longues font entendre des voyelles rapidement modifiées (Ou, O, I...)

b)       Poursuite de l’ouverture de l’éventail commencé en 2e partie

c)       On oppose le continu (les notes longues) au discontinu (rythmes brefs (basses mes 107) ou interjections soudaines sur Dja (mes 106, quasiment toutes les voix)

 

 

4epartie (mesure 120, page 23 à 127, page 25)

 

a)       Cette partie consacre le retour de la régularité rythmique. Toutes les voix ont le même rythme au même moment: l’écriture est homorythmique. Elles prononcent également toutes les mêmes syllabes.

b)       Grands contrastes de nuances à 124-125

 

 

5e partie  (mesure 127, page 25 à 158, page 30)

 

a)       Beaucoup plus calme que les parties précédentes, celle-ci s’articule autour de la technique des battements de fréquence (voir plus haut). Mesure 130, les basses 1 et 2 chantent presque la même note  sol. La basse 1 doit faire monter son sol très légèrement (proche d’1/4 de ton) de manière à ce qu’elle «sonne faux» avec la basse 2. De ce décalage de hauteur naissent des battements dont le nombre est précisé par Xenakis (2 puis 3 mesure 131). Xenakis indique à la voix qui doit ascendante  «monter autant qu’il faut pour que cette voix «batte» avec l’autre à la fréquence indiquée par les nombres»

b)       On trouve ces battements de fréquence d’abord aux basses (131), puis aux Altos (134), ténors (139) toujours par la technique de tuilage (un pupitre commence alors que l’autre n’a pas terminé)

c)       On trouve dans cette partie les glissandos brefs (136, soprano 3) marqués par la grande virgule ascendante ou descendante rappelant l’écriture neumatique du moyen-âge. Ces glissandos brefs sur le phonème Teing ou Doing s’entendent en même temps que les battements de fréquence

d)       Apparaissent également les sons sifflés sur Kuit (137, 144)

 

 

6e partie (mesure 158, page 31 à 168, page 33)

 

a)       Bien que les glissandos brefs soient déjà apparus dans la partie précédente (1ère fois à 136), cette 6e partie leur est entièrement consacrée, avec une alternance rapide de glissandos ascendants et descendants. Ces glissandos rapides sont appelés des «pizzicato nasal» (mes 160)

b)       A noter encore la différenciation rythmique des voix

c)       Attention à la légende en bas de la page 30 sur la prononciation des lettres A, E, I, O

 

 

 

7e partie (mesure169, page 33 à 178, page 35)

 

Retour aux glissandos continus de la première partie, dans une idée de réexposition. Ce n’est toute fois pas tout à fait la même écriture qu’au début car les ambitus sont plus larges et la répartition des voyelles est individuelle (chaque fois à un phonème qui lui est propre, contrairement au début où il y avait une voyelle commune par pupitre)

 

 

8e partie  (mesure 179, page 35 à 204, page 39)

 

a)       Il s’agit de la partie consacrée aux nuages ataxiques (voir plus haut), sur la syllabe Tši. Ils sont toujours «chantés» par un pupitre (ou deux) entiers, il n’y a aucune voix individuelle sur cet effet. Des nuances très contrastées sont appliquées à ces nuages (mes 195 page 38, effet d soufflet, de p à fff puis p à nouveau, etc...)

b)       Ces nuages sont entendus avec les glissandos continus des autres voix issus de la partie précédente (mes 195, page 38), qui accentue la dualité continu/dicontinu de l’œuvre.

 

 

9e partie  (mesure 205, page 40 à 210, page 40)

 

Partie très courte, de repos dans laquelle toute les voix se retrouvent sur la même note do, sur le même rythme (homorythmie) et sur les mêmes phonèmes

 

 

10e partie  (mesure 211, page 41 à 213, page 41)

 

On observe une illusion homorythmique car toutes les voix font à vrai dire des rythmes différents mais difficilement perceptibles dans leur détail. Il y a des décalages: triolets avec des quintolets avec des croches régulières, etc...

 

 

11e partie   (mesure 214, page 42 à 241 page 48)

 

a)       Reprise des glissandos continus comme au début de la première partie

b)       Effets de «soufflet», c’est à dire des nuances passant rapidement d’un extrême à l’autre

c)       Pages 44-45: effet de «V» les voix graves chantent peu alors que les voix aiguës ont une ligne plus longue

 

 

12e partie  (mesure 242, page 48 à la fin)

 

a)       Les voix s’éteingnent peu à peu, dans une idée d’épuisement. Les techniques virtuoses ont disparu

b)       Les voix font toutes la même note, alors que les basse se rejoignent progressivement